vendredi 26 novembre 2010

Pour les jardins aujourd'hui sous la neige

" Et sur quelle douleur pose-t-on cette gaze " 2/2
 Rainer Maria Rilke 

Le chat brusquement se lève et commence une lente toilette. A l'Ouest le jardin grésille de paillettes, se consume en petites braises. Son père y a désiré tout ce qui peut vibrer, éclater, chanter aux derniers rayons d'un soleil flamboyant.
           Anne effleure les grands pavots d'orient. Pourpres, ils brûleraient la main qui oserait davantage. Elle se penche sur leur coeur noir. " Dans un coin du jardin, le pernicieux sommeil fleurit." Béni soit son père qui l'a nourrie de silence et de poésie. Ses lèvres frôlent les pétales froissés. Ils ont l'odeur amère d'une eau qui coulerait sous les buis. Elle dit à mi-voix, - "Le pernicieux sommeil..." Ce qui caresse ici sa bouche est sans doute plus proche du mourir que du dormir. La frontière ténue se trouve dans cet infime espace où son souffle fait trembler la fleur légère.
            Les pivoines à elles seules semblent avoir concentré tout le feu de la journée. "Bright Knight" fleurit sous les cytises, pour que ses coupes rouges et orangées recueillent la pluie d'or qui tombera chaque automne, et "Brocard de Soleil et de Lune"  croule sous les fleurs écarlates aux pétales bordés de blanc.
          L'heure est venue où le ciel et le lac se fondent dans un même bleu.  Une robe blanche palpite sous la tonnelle des roses, en bordure de l'eau. Anne pose ses pas doucement derrière la silhouette claire. L'allée conduit au jardin clos bordé d'arceaux où s'accrochent les grappes de glycine et de chèvrefeuille. Le vent monte du lac avec son odeur de roseaux, d' herbes mouillées, de vase tiède. Il investit les buissons, se glisse entre les branches. Il a des centaines de mains qui toutes à la fois bousculent les fleurs, retournent les feuilles. Dans l'ombre, un homme attend celle qui vient. Voici qu'elle est là, dans ses bras, leurs bouches et leurs souffles mêlés.
          Anne pose son front sur le tronc lisse d'un saule. L'arbre frémit comme le mât d'un navire. La douleur est une étrange chose, si difficile à nommer. Pourquoi dit-on "j'ai le coeur brisé". Son coeur n'est pas brisé; il s'est vidé comme une coupe trop pleine. Ses joues sont froides sous ses doigts. Elle est si légère, déshabitée de sa vie : un coquillage abandonné sur le sable.  Le couple là-bas s'est désuni et sa mère se retourne à-demi avant de s'éloigner, pour donner encore à celui qu'elle quitte un dernier regard de tendresse.
          Anne tremble doucement. Les premières étoiles entament à peine le ciel encore pâle. Le lac brille comme un airain poli et les mouettes se sont tues, immobiles pour la nuit, en grappes blanches sur les rives. Elle avance incertaine sous les arbres. Sur ce qui s'embrasait tout à l'heure, le crépuscule a déplié de longues écharpes d'ombre.
         Le crapaud et sa flûte se cachent sous les touffes de sauge. Anne le connaît bien. Il est d'un brun feuille morte, constellé de lunules rousses. Elle écarte le feuillage et se penche. Il joue sans se lasser sur les deux mêmes notes - do, et sa gorge se gonfle - mi, et la douce baudruche se dégonfle. Son oeil est une grosse agate qui tourne vers Anne ses reflets nocturnes.
         Une odeur de tabac blond erre dans l'allée. Comme un grand if noir courbé par le vent, son père se penche sur les buissons de roses.  Ses doigts caressent les pétales. Le coeur rouge de la cigarette se consume dans le sable.
         Elle s'approche en silence. Il dit sans la regarder. - La nuit, les roses blanches sont pareilles à du lait tombé des étoiles. Il murmure encore perdu dans ses songes.
  - Aimer les roses jusqu'à l'ivresse, les aimer jusqu'à en mourir, comme Rilke . Il se retourne enfin. Ses yeux sont tristes, mais sa bouche sourit. - Te souviens-tu de ces vers ? -
"Où est pour cet intérieur
un palpable contour ? Sur quelle douleur
pose-t-on cette gaze ?
Quels ciels se reflètent
dans le lac intérieur"
de ces roses écloses..."
          Dans la nuit enfin venue, le Bouvier et la Vierge se poursuivent sans répit. Anne sait depuis sa petite enfance l' histoire des dieux et des constellations. Elle n'ignore pas que le Bouvier garde les ourses célestes en compagnie des chiens de chasse, dans les prairies infinies. Elle dit à mi-voix, -" Père, vous devriez rentrer, le dîner va commencer". Il s'éloigne doucement et s'arrête un instant devant le banc de bois, où les pivoines ont posé leurs têtes trop lourdes. -Ta Mère, dit-il, est une fleur ardente -
         Anne ne savait pas qu'elle pleurait. Simplement elle s'étonna de sentir sa joue humide et la sécha sur la coupe fraîche d'une pivoine  blanche. La lune se préparait à sa grande moisson. Toute la nuit elle faucherait des gerbes d'étoiles, pour rester au matin, seule, cette mince lame d'argent.

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